Beau comme l’antique
Deux lectures sont récemment venues compléter ma bibliothèque antiquisante.
La première, Le dernier mot, publiée par l’Escampette, est une anthologie de soixante épitaphes en vers traduites du latin. Sous les poèmes, des vies minuscules, des adieux entre désarroi et acceptation, des hésitations philosophiques, des personnes que la mort a transformé en archétypes (l’excellente épouse, la fille chérie, l’enfant mort prématurément, l’esclave de vie et de morts modestes, l’assassiné hurlant à la vengeance d’outre-tombe, l’ami ou l’amant inconsolable), des curiosités stylistiques vouées à intriguer le lecteur de passage et à le forcer au respect méditatif.
Que le mort sorte de son mutisme pour une dernière salve poétique, interpellant le voyageur qui passe ou ceux qu’il a aimés, ou qu’il soit l’objet d’un éloge ; qu’il invite à la lamentation ou à la jouissance du temps présent, au respect des Mânes ou à celui de sa dernière demeure ; qu’il réclame la vengeance ou souhaite le meilleur à son prochain… cette « anthologie de fantômes » (ainsi que la nomme justement et joliment Alberto Manguel dans sa postface) rassemblée par Ana Rodriguez de la Robla trace une conversation à travers siècles, offrant à ces vies brèves, si éloignées qu’elles en semblent imaginaires, si condensées que leur squelette, quoique réduit à l’essentiel, nous semble familier, une forme d’immortalité.
Saluons, pour finir, la belle traduction de Denis Montebello, qui rend grâce à la poésie ramassée de ces épitaphes et m’a ravie par ses trouvailles stylistiques (sans doute d’autant plus que je m’amuse régulièrement à faire traduire certaines de ces inscriptions à mes élèves).
Une curiosa à ranger près de l’anthologie de Spoon River d’Edgar Lee Masters.
A l’opposé de ces poésies minuscules, un joyeux débordement sous forme d’une réédition signée Le Vampire Actif : celle de L’orgie latine, de Félicien Champsaur. Voilà un roman monstre qui brasse avec jubilation tous les clichés du roman antiquisant : pures danseuses, gladiateurs ensanglantés, martyrs jetés aux fauves, décadence rageuse, présages inquiétants, catacombes terrifiantes, patriciens corrompus…
Rien ne vous sera épargné, dans cette folie bicolore jetant sur la page autant de sang que d’encre, des topoï que l’on attache à une Rome claudienne dominée par le monstre Messaline (figure centrale du roman, tissant, arachnéenne, la toile de luxure, dévoration, désirs échevelés, trahisons, mensonges, complots… dans laquelle s’engluent les autres personnages), comme des outrages les plus fameux que l’idée de décadence engendre (une impératrice à la sensualité plus exacerbée que Vénus elle-même tentant de violer qui se refuse à ses ardeurs ; une chrétienne, pure vierge effarouchée, livrée à un plantigrade qui, entre dévoration et copulation, choisit la dernière solution…).
Champsaur s’amuse à choquer par des scènes d’une boursouflure crapuleuse et une intrigue aux rebondissements improbables. Il joue à repousser les limites de notre fascination pour l’antique, en mêlant une exploration érudite d’un certain contexte historique (en dehors de l’utilisation d’un Colisée anachronique, la description minutieuse du quotidien de l’époque, habilement glissée dans les failles du récit, est une merveille d’exactitude) à une grande variété de registres (tragique Tanagra au destin poétique–mourir pour avoir dansé !- ; terrible Messaline, personnage de farce autant que de drame ; pathétique Filiola, livrée au stupre d’un bordel pour être mieux sacrifiée, humiliée par les ardeurs d’un ours), titillant, par ses constants brassages stylistiques, l’adhésion de son lecteur à son texte.
Il va même jusqu’à s’amuser à re-pétrir la matière même du texte, jouant à faire tâtonner la langue pour mieux la faire cloquer et déborder, quittant la forme du roman pour des pastorales érotiques ou des extraits de théâtre, afin de mon(s)trer toutes les capacités du sous-genre (le roman antiquisant – saluons au passage la riche préface d’Hugues Béesau, qui prépare admirablement à une lecture éveillée et réactive !) dont il a décidé de réinventer la substantifique moelle, quitte à la faire éclater en joyeux geyser sanguinolent.
Il y a du Tarantino avant l’heure, dans cette grande foire jubilatoire oscillant entre série Z et jeux stylistiques, qui, en se refermant sur la silhouette de Néron, laisse entr’ouverte la possibilité d’autres sangs généreusement versés.
2 commentaires
Un tout grand merci Julie pour votre lecture affûtée de ce texte que vous qualifiez à juste titre de jubilatoire ! Il réserve des plaisirs de lecture incroyables et des perles stylistiques que j’aurais aimé pouvoir analyser beaucoup plus à fond encore… Car il en est de réellement merveilleuses !
Je peux tout à fait comprendre cette impulsion : j’ai préféré ici donner une vue globale de l’oeuvre, mais il y a de quoi se perdre, ne serait-ce que dans le sous-texte référenciel, gorgé de citations latines retraduites à la sauce Champsaur : du bonheur pour latiniste averti !