Le jardin aveugle
Troix voix, trois liens différents au langage pour une famille désunie ne sachant plus communiquer. Au centre du tableau, Erlene, la fille, a cessé de parler car il lui semble n’avoir « rien à dire et pas de mots pour le dire ». Elle se réfugie dans son imaginaire où l’on peut se confier à un oncle Scarabée et lui parler de l’essentiel : la vie, la mort, le silence. Pourquoi parler ? Que dire après des années d’aphasie ? Sa mère, Vera Glace, désespérée par le mutisme de sa fille, est devenue, à force de volonté, de culpabilité, aveugle. Pour elle n’existe plus que le maelström des sensations : elle s’abandonne au « terrible babillage du sang », aux parfums de ce qui n’a plus forme et au ressassement de sa peine. Le père, Edward, les a abandonnés pour suivre les ramifications de l’arbre généalogique de la famille Strang, comme si la force du nom de cette famille pouvait combler les déficiences de la sienne.
Tous trois illustrent l’impossibilité à communiquer ce que l’on est réellement : ce n’est ni l’abandon dans le rêve, ni celui dans la sensation, ni celui dans un étrange altruisme intellectualisé qui permet de s’exprimer, de sortir hors de soi pour se connecter à l’autre. Il faudrait, pour cela, s’en remettre à la puissance d’un langage, jusque là tenu en échec, vécu comme un leurre alors qu’il est le seul capable de formuler la réalité du monde et la vérité d’un être. Seuls les mots, souvent dans leurs jeux les plus poétiques, parviennent à donner forme à cette souffrance quasi-palpable qui est le véritable trait d’union de cette famille. Seules les phrases, belles et denses, de Frame leur permettent d’être reliés, dans l’expression de leur mal-être, de leur embarras à être, et de sortir de l’enfermement qu’ils se sont choisis.
En célébrant à la fois l’échec et la victoire du langage, Janet Frame nous offre un bien beau livre, plus que conte que roman, plus paysage-âme que conte et, quelque soit l’étiquette générique qu’on souhaite lui y accoler, une émouvante expérience de lecture.