Lewis Carroll, une réalité retrouvée
Qui est réellement le créateur d’Alice ? Depuis sa mort, l’image d’Epinal du doux bègue, mal à l’aise avec les adultes, uniquement préoccupé par les petites filles, sources de ses créations (littéraires et photographiques), a été malmenée, cabossée, remise en question : pédophile, ce génial mathématicien ? Pornographe, ce saint clergyman ?
En s’appuyant sur les journaux intimes de Dodgson, dont l’accès fut longtemps refusé aux biographes par sa famille, et sur des pages supprimées de ces documents d’importance, Karoline Leach remonte le cours des analyses carrolliennes (de l’hommage familial aux analyses freudiennes et jungiennes) et démonte le mythe Carroll et les déformations qu’il a subies au fil des biographies.
Ami des petites filles ? Que nenni, C.L.D fréquentait aussi, avec joie, les femmes, et maintes amies-enfant se révèlent être, si ce n’est des adolescentes, au moins des jeunes filles en fleurs, qui ont vaporisé des brumes et du doute sur leurs relations avec leur grand ami afin de ne pas heurter la décence et ne pas briser le mythe.
Pédophile frustré ? Non, car la société victorienne, contrairement à la nôtre, ne voyait qu’innocence et pureté dans ses photographies enfantines : choquée par les nus féminins, elle plébiscitait les courbes enfantines et se ravissait de leurs grâces. C’est notre regard qui a perverti ses graciles clichés.
Chaste solitaire ? Pas si sûr : de nombreux passages de son journal, souvent mal-interprétés, pour ne pas contrevenir à la doxa carrollienne, dénotent d’un trouble des sens mal assumé par leur auteur, engoncé dans son propre mythe, qui semble, parfois, presque se refuser le droit d’être un homme.
C’est un portrait assez fascinant et complexe qui se dégage alors de ces pages de remise en cause du mythe et d’analyse des épisodes troubles de la vie de Dodgson (notamment son éloignement de la famille Liddell), qui ne fait qu’accentuer ma profonde sympathie pour cet homme, un des auteurs-piliers de ma vie, à qui l’on a volé son droit à l’existence en le réduisant sans cesse à des clichés (en une destinée assez similaire en cela à celle de JM Barrie, trop souvent assimilé à son Peter).
Je regrette simplement – quoique cet ouvrage n’en soit pas le but principal- que l’attention ne soit pas davantage portée sur les textes de l’auteur : si Leach s’attarde sur ceux qui ont été mal-interprétés (notamment les poèmes Stolen Waters, Three sunsets ou Only a woman’s hair) et effleure les moins célèbres (Sylvie & Bruno), elle n’insiste guère sur la valeur littéraire et la réception des deux Alice. Il y aurait pourtant eu là de quoi apporter de beaux argument sur la mise en place de l’effet Carroll.
Cela n’en demeure pas moins un livre passionnant pour qui s’intéresse au créateur d’Alice et souhaiterait briser la caricature dont il est victime.