Théoriser le rapport à l’espace
Mes lectures de l’été se sont placées sous le signe de la psychogéographie : une lecture liminaire, de Merlin Coverley, a déclenché une série de découvertes dont je vous livre ici mes impressions en vrac.
Dans son essai Psychogéographie ! (magnifié par la splendide couverture et belle mise en page que lui offrent Les Moutons Electriques), Merlin Coverley, libraire et écrivain londonien, revient sur les origines de la psychogéographie, concept situationniste par excellence défini par Guy Debord comme étant l’«étude des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus ». Il ne s’agit ni plus ni moins que de redécouvrir l’art de la flânerie, de l’appropriation de l’espace : non plus subir la rue ou l’oublier (obnubilés que sont les piétons modernes par les enseignes marchandes plutôt que par le lieu même qui les accueille), mais s’en imprégner, déchiffrer ses évolutions. Convoquant les inspirateurs anglais (Blake, Machen, De Quincey, Defoe…) et français (Aragon, Baudelaire… et, bien qu’il ne soit pas français, Walter Benjamin, dont vous trouverez le beau Paris, capitale du XIXe siècle chez Allia) autant que les psychogéographes d’aujourd’hui (l’indispensable Ian Sinclair, dont vous pouvez lire en français l’inestimable London Orbital et son double génial, Peter Ackroyd, dont la biographie de Londres est une merveille), Merlin Coverley transforme la marche en expérience littéraire et l’errance en jeu –pouvant aussi éveiller la conscience politique. Cette excellence introduction à l’univers psychogéographe (que l’on peut compléter en lisant les auteurs cités ou en utilisant l’abondante sitographie en fin d’ouvrage) a été habilement complétée par l’éditeur, qui convoque ainsi Jacques Réda (lisez Les ruines de Paris ! Au moins !), Philippe Vasset (dont il faut lire la trop courte exploration urbaine, Le livre blanc, terrible négatif de la banlieue parisienne), Fritz Leiber, John Brunner… enrichissant ainsi la partie moderne de l’ouvrage et l’ouvrant à la SF et à la BD (très bel encart sur Junicho Taniguchi, notamment).
Un livre tout simplement indispensable, doublé, je me répète, d’un très bel objet !
L’art de marcher, de Rebecca Solnit (babel/actes sud), était évoqué dans les pages de Coverley : c’est donc l’un des livres que j’ai emporté pour accompagner mon périple estival. Ce fut un régal que de découvrir cette histoire de la marche qui se transforme peu à peu : pratique évolutive (nos origines nomades : vous pouvez lire à ce sujet l’excellent essai de Kenneth White !), pratique hygiénique (naissance des galeries de châteaux et des jardins à l’anglaise), pratique religieuse (pèlerinage), pratique politique (manifestations), pratique philosophique (pensons aux péripatéticiens, élèves marcheurs d’Aristote), elle se fait avant tout, au fil des siècles, pratique de l’art, exercice de la sensibilité, ré-appropriation du corps-monde autant que de l’esprit. Rebecca Solnit suit notre rapport au cheminement et au chemin, jadis lieu de non-droit et de violence, aujourd’hui lieu de tourisme contemplatif. On retrouve certains penseurs & auteurs commentés par Coverley, étudie à plaisir l’appropriation du paysage anglais par ses écrivains (Wordsworth, Austen, Hardy)… et note, fébrilement, mille références à relire ou à découvrir. Là encore, un très beau livre, autant pour ses réflexions esthétiques que politiques : « le combat pour les espaces où marcher (espaces naturels ou espaces publics) doit s’accompagner de la défense du temps libre, seul disponible pour leur exploration. A défaut, l’imagination sera anéantie par le rouleur compresseur des débouchés offerts par l’appétit de consommation, de la fascination pour les crimes affreux et les scandales croustillants » (extrait du dernier chapitre, consacré à Las Vegas, décidément ville-symbole des Zéropolis à venir).
Après une telle lecture, je ne pouvais que me tourner vers les Promenades anglaises de Christine Jordis (points seuil). Nous suivons l’auteur au fil de ses voyages & explorations : paysages et réminiscences historiques, littéraires et picturales se mêlent au fil des pages à des réflexions sur les particularités anglaises (doux passages sur l’excentricité britannique !) et sur l’acte de voyager et de découverte. J’ai beaucoup apprécié le souci que Jordis prend à nous faire voyager à travers le temps autant qu’à travers l’espace : ses va-et-vient entre la nostalgie des beautés du passé et la comparaison avec l’époque moderne offre un point de vue intéressant sur l’Angleterre, bien souvent réduite à Londres dans l’esprit des Français.
Ce livre fait à la fois office de récit et de guide : aussi, si vous souhaitez découvrir l’ambiance de la bibliothèque du British Museum avant sa fermeture, les jardins de Vita Sackville- West, la ferme de Beatrix Potter, les enchantements de Glastonbury, le presbytère des sœurs Brontë, les promenades de Keats, la région des Lacs célébrée par Austen et Wordsworth, Chaldon Herring (le chaudron des sorcières), les pierres de Manchester, la forêt de Sherwood, ou les paysages ayant inspiré Constable… Ce petit livre est fait pour vous et garni de cartes vous permettant de vous déplacer mentalement. Je regrette simplement l’absence de quelques clichés, qui auraient développé encore un peu plus mes rêveries.
Certaines réflexions de Christine Jordis et de Rebecca Solnit sur l’influence de certaines architectures sur le comportement de ceux qu’elles accueillent m’ont donné envie de creuser un peu plus le sujet. L’architecture du bonheur d’Alain de Botton (livre de poche) – auteur dont j’ai beaucoup apprécié, il y a quelques années, Comment Proust peut changer votre vie– m’a fourni quelques clés de réflexions. Il relie ainsi habilement la notion de bonheur a celle de beauté (« L’espace autour de nous est l’un des facteurs de cette bonne vie »), analysant la façon dont l’homme projette son idéal de vie, d’épanouissement, sur ce qui lui semble beau, accueillant (me faisant instantanément penser à Keats et son « A thing of beauty is a joy forever »). Il forge son identité sur ce qui l’entoure –ou au contraire tente de s’en couper, ne cherchant que l’utile avant l’élévation spirituelle.
Mais qu’est-ce que la beauté d’un édifice ? Comment cette notion de beauté a-t-elle évolué, de l’Antiquité aux réalisations de Le Corbusier ? Comment des styles aussi différents que le néo-palatin et le gothique peuvent-ils cohabiter dans les rues de Londres ? Qu’est-ce qui préside à l’élaboration d’un édifice ? Faut-il rénover la beauté des constructions anciennes ou le temps les magnifie-t-elle ? Autant d’interrogations qui m’ont beaucoup interpellée, car, revenant de Venise où il m’a semblé vivre au jour le jour dans un écrin de beauté élévatrice (tant la moindre façade, même simple, est émouvante par sa couleur et les reflets que l’eau lui renvoie), le retour à une ville de banlieue parisienne, même aussi coquette que la mienne, grandement épargnée par les barres d’immeubles qui fleurissent à quelques kilomètres de mon clavier, a été difficile. Ce petit essai, abondamment illustré et d’un style fluide et agréable, me semble donc essentiel à qui s’interroge sur son environnement et son rapport à la beauté au/du quotidien.
Il me reste à lire, sur le même thème, L’esprit nomade de Kenneth White, donc je reparlerai plus tard en ces pages.
Si vous avez d’autres suggestions sur ce thème de lecture, je les recueillerai avidement !
(En dehors des couvertures de livres, la photo de lecteur bienheureux & vénitien a été prise par l’auteur de ces mots)
2 commentaires
Peut-être que le dossier intitulé “lire et écrire la ville” de la revue Urbanisme pourra vous intéresser!
http://www.urbanisme.fr/issue/contents.php?code=379
Effectivement ! Je vais lire ça de ce pas, merci beaucoup.