Visages noyés
Dans ce récit autobiographique, Janet Frame se cache sous le nom d’Istina Mavet pour opérer la catharsis de ses années d’enfermement en hôpital psychiatrique et nous faire descendre, avec elle, dans l’enfer de l’incompréhension et de la déshumanisation.
Ces « faces in the water » (traduit par « visages noyés »), ce sont les pâles reflets d’êtres humains que sont devenues les femmes internées avec le personnage principal. Rien ne nous sera épargné de leur déchéance, de la blessure faite à leur humanité et à leur esprit : avec Istina, nous passons de pavillons en pavillons et découvrons l’attente angoissée des électrochocs (traitement et punition des malades), les voix rudoyantes et exaspérées des infirmières, l’odeur de la crasse, la saveur absente des repas, les thérapies brutales cherchant à ouvrir des brèches libératrices dans l’esprit des malades et n’y creusant que d’immondes failles, les espoirs déçus des visites qui ne viennent pas, la résignation et la rébellion, l’enfermement physique et psychique, le vide terrible du quotidien, qu’on ne peut combler qu’en pensant, en rêvant à un futur meilleur, tissé de l’espérance de partir, partir loin de la nuit intérieure où l’on confine les malades.
Les expériences et les scènes tragi-comiques s’enchaînent, entre rire désespéré conjurant l’absurde et angoisse de ne plus jamais revenir de l’autre côté, de rester enfermée avec ces débris humains et de finir par trouver normal ce quotidien humiliant. Où se situe la norme, la frontière entre normalité et folie ? Seule reste, pour sauver Istina et répondre à cette quête, la passerelle qui sauva Frame elle-même : l’écriture. Et cette écriture, qui bifurque sans cesse en poésie, libère et abat les murs du doute et de l’internement. Ces mots, puissamment évocateurs et bouleversants, mordent l’horreur de la situation et en font surgir une beauté douloureuse et amère.
Un poème-témoignage infiniment touchant et interpellant, dont je vous livre ici un petit extrait, dans l’espoir de vous inciter à le découvrir :
« Je veux couvrir d’épaisses chaussettes de laine les pieds de ceux qui dérivent vers l’autre monde. Mais je rêve et ne puis m’éveiller. On me précipite du haut d’un rocher et je m’y raccroche, je ne tiens plus que par deux doigts que le Géant Irréalité vient piétiner en dansant. […] Je ne sais pas la différence qui existe entre les choses, je ne vois entre elles que des ressemblances. Pour moi, la différence s’est flétrie comme une fleur, elle s’est éparpillée dans le vent. Et, de même que le chaton du noisetier s’envole pour laisser place à la noisette, il ne m’est resté qu’un fruit, la similitude. »
6 commentaires
J’ai lu avec plaisir votre article qui livre encore un peu de l’univers littéraire de Janet Frame. J’ai sous le coude “Vers l’autre été”. Et en vous lisant je me disais que cette lecture fait écho autant à Sylvia Plath qu’à Virginia Woolf.
Il y a des échos, effectivement, dans leur rapport au langage et leur difficulté à être au monde !
J’aime beaucoup cet extrait ! Merci pour le partage…
Mais de rien : c’est avec grand plaisir !
Très bel article ! et l’extrait est bien choisi !
Merci – et bonne lecture, alors ? N’hésitez pas à lire, du même auteur, la très belle autobiographie en trois tomes, Un ange à ma table !